Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/11/2014

Grammaire de la soumission - Gérard Larnac

" Chaque structure linguistique, de par la nature même du langage, ordonne d'une certaine manière notre perception du monde. Autrement dit, nous ne lisons le monde qu'au moyen de la structure linguistique qui est la nôtre ",. C'est précisément cette structuration linguistique du réel qui sert de postulat au célèbre roman de George Orwell, 1984. De là cette possibilité de maîtriser la pensée d'autrui à travers la reconstruction méthodique de son discours.


 

Dans le roman d'Orwell, la novlangue (ou langue nouvelle) remplace progressivement la langue ordinaire afin de rendre impensable toute idée étrangère au modèle dominant de l'orthodoxie. Pour mieux contrôler la pensée, on va peu à peu en réduire le champ grâce à la manipulation du langage. Le Parti va tout d'abord procéder méthodiquement à l'appauvrissement du vocabulaire et à la simplification de la grammaire. Les mots indésirables sont bannis, les risques de significations secondaires rigoureusement limités par l'usage de termes dépourvus de nuances. Il ne s'agit pas, à proprement parler, de supprimer le discours critique, mais de le rendre purement et simplement inintelligible.

" La fonction spéciale de certains mots novlangue n'était pas tellement d'exprimer des idées que d'en détruire ", précise Orwell. " D'innombrables mots comme : honneur, justice, moralité, internationalisme, démocratie, science, religion, avaient simplement cessé d'exister. Quelques mots-couvertures les englobaient et, en les englobant, les supprimaient ".

Par souci d'efficacité comme par souci de contrôle, la grammaire est sacrifiée au profit des règles de la communication orale. Chaque mot doit être facile à prononcer et susceptible d'être clairement entendu. Toutes les parties du discours (verbe, nom, adjectif, adverbe) sont interchangeables. Tout doit être simple, aisé, rapide, réduit à une " sténographie verbale ", dit Orwell où, en quelques syllabes à peine, doit être énoncé un grand nombre d'idées. " Le but était de rendre l'élocution autant que possible indépendante de la conscience ". L'univers orwellien est une pure société de communication où la qualité matérielle de l'échange compte plus que la signification de ce qui est échangé.

La novlangue, par les procédés qu'elle déploie, constitue une organisation linguistique nouvelle qui vise à écarter toute velléité de pensée individuelle afin d'y substituer des idées " politiquement correctes ". Celles-ci s'imposent d'elles-mêmes au sujet à la façon automatique des réflexes. Elles ne sont plus les fruits ni de débats ni de contradictions. Les idées ne naissent plus de la rencontre des altérités, elles se contentent de circuler, infiniment mêmes et ressassées. De la réflexion à la pensée-réflexe, c'est la liberté de conscience qui aura été sacrifiée en silence.

Censurer l'opposition ne va pas sans danger pour le pouvoir : le risque est grand, alors, de s'aliéner une grande partie de l'opinion publique. Mais rendre le discours des opposants inaudible est deux fois efficace : en plus d'éliminer effectivement toute contestation, le procédé crée de la cohésion autour du pouvoir en place ; car la pensée-réflexe, à travers l'adhésion spontanée qu'elle suscite, structure fortement l'identité et le sentiment d'appartenance. Elle recèle un potentiel d'émulation, de participation enthousiaste et sectaire qui assure sa pérennité.

Cette minutieuse description des principes de la novlangue que nous livre George Orwell n'étonne aujourd'hui plus personne, tant on y reconnaît de traits qui appartiennent incontestablement à notre propre monde : culte des poncifs politico-médiatiques, infantilisation par les clichés publicitaires, réductionnisme communicationnel des nouveaux discours de masse (télévision, Internet)… L'usage de la double-pensée empêche le déploiement de la logique. Les trois slogans " La guerre c'est la paix ", " la liberté c'est l'esclavage " et " l'ignorance c'est la force " illustrent ce blocage linguistique qui s'impose à la raison. Relier des contraires par un principe de pure et simple identification (car il ne s'agit nullement là de dialectique mais bien de stricte équivalence) ne conduit qu'à la confusion mentale. On reconnaît ici l'un des ressorts de la publicité ; La leçon que nous tirons de l'œuvre d'Orwell pourrait ainsi se résumer : la langue réduite à l'utilitaire, à la pure fonctionnalité, est stricto sensu la langue du totalitaire.

Aujourd'hui, cette grammaire de la soumission s'offre à nous sous la forme de souriantes publicités, de bons mots politiques, de poncifs journalistiques, de feintes philosophies, de fausses littératures. Les ancestrales articulations du discours sont passées à la trappe. Seul compte l'effet. Une parole capable de tous les grands écarts fournit à la demande ce que le public se plaît à entendre. La maîtrise technique du discours ne tend plus vers la démonstration mais vers la manipulation. Tout flatteur …

Grisés, les médias de masse se sont si bien employés à répandre cette nouvelle façon de parler qu'ils ont rendue, vraisemblablement à leur corps défendant, inintelligibles, " archaïques ", tout discours critique et toute pensée profonde. Par goût de l'immédiat, par facilité ; peut-être aussi par cet inconscient de la communication qu'il serait peut-être temps d'analyser, et qui se nomme volonté de puissance.

Terrible actualité d'Orwell.

 

Les commentaires sont fermés.