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23/09/2015

De la cruauté et pitié ; s’il vaut mieux être aimé que craint, ou l’inverse Le Prince – Machiavel

Venant ensuite aux autres qualités ci-dessus nommées, je dis que tout prince doit désirer d’être tenu le-prince-94152.jpgpour pitoyable et non pour cruel : cependant il doit prendre garde de ne point mal user de cette pitié. César Borgia était tenu pour cruel ; cependant, cette sienne cruauté avait rassemblé la Romagne, l’avait unifiée, réduite en paix et fidélité. Ce en quoi, à bien considérer les choses, on verra qu’il a été beaucoup plus pitoyable que le peuple florentin, lequel, pour éviter le nom de cruel, laissa détruire Pistoïe. Il faut, par conséquent, qu’un prince ne se soucie pas d’avoir le mauvais renom de cruel, pour tenir ses sujets unis et fidèles : car avec très peu d’exemples il sera plus pitoyable que ceux qui, par excès de pitié, laissent se poursuivre les désordres, d’où naissent les meurtres et rapines ; car ceux-ci d’ordinaire nuisent à une collectivité entière, et les exécutions qui viennent du prince nuisent à un particulier (…)


Toutefois, il ne doit pas croire ni agir à la légère, ni se faire peur à lui-même, et procéder d’une façon tempérée par la sagesse et l’humanité, de peur que trop de confiance ne fasse de lui un imprudent, que trop de défiance ne le rende intolérable.

De là naît une dispute : S’il est meilleur d’être aimé que craint, ou l’inverse. On répond qu’on voudrait être l’un et l’autre ; mais comme il est difficile de les marier ensemble, il est beaucoup plus sûr d’être craint qu’aimé, quand on doit manquer de l’un des deux. Des hommes, en effet, on peut dire généralement ceci : qu’ils sont ingrats, changeants, simulateurs et dissimulateurs, ennemis des dangers, avides de gain ; et tant que tu leur fait du bien, ils sont tout à toi, t’offrent leur sang, leurs biens, leur vie, leurs enfants, comme j’ai dit plus haut, quand le besoin est lointain ; mais quand ils s’approchent de toi, ils se dérobent. Et le prince qui s’est entièrement reposé sur leurs paroles, se trouvant dénué d’autres préparatifs, succombe ; car les amitiés qui s’acquièrent à prix d’argent, et non par grandeur et noblesse d’âme, on les paye, mais on ne les possède pas, et quand les temps sont venus, on ne peut les dépenser. Et les hommes hésitent moins à nuire à un qui se fait aimer qu’à un qui se fait craindre ; car l’amour est maintenu par un lien d’obligation qui, parce que les hommes sont méchants, est rompu par toute occasion de profit particulier ; mais la crainte est maintenue par une peur de châtiment qui ne t’abandonne jamais.

Le prince, cependant, doit se faire craindre en sorte que s’il n’acquiert par l’amour, il évite la haine, car être craint et ne pas être haï peuvent très bien se trouver ensemble ; et cela arrivera toujours pourvu qu’il s’abstienne des biens de ses concitoyens et de ses sujets, et de leurs femmes ; et quand pourtant il lui faudrait procéder contre le sang de quelqu’un, le faire, pourvu qu’il y ait justification convenable et cause manifeste ; mais surtout, s’abstenir du bien d’autrui : car les hommes oublient plus vite la mort de leur père que la perte de leur patrimoine. Et puis, les motifs pour ôter les biens ne font jamais défaut ; et toujours celui qui comme à vivre de rapine trouve motif d’usurper le bien d’autrui : contre le sang, à l’inverse, ils sont plus rares et font défaut plus vite.

Mais quand le prince est aux armées, et a sous ses ordres une multitude de soldats, c’est alors qu’il est tout a fait nécessaire de ne se soucier point du nom de cruel ; car sans ce nom, on ne tient jamais une armée unie et prête à toute opération.

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