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22/09/2015

Alexandre Soljenitsyne : extrait du discours du Prix Nobel

soljenytsine.jpg(…) Un jour, Dostoïevski a laissé échapper cette énigmatique remarque : « La beauté sauvera le monde. » Qu'est-ce que cela veut dire ? Pendant longtemps, j'ai pensé que ce n'étaient que des mots. Comment était-ce possible ? Quand donc, au cours de notre sanglante Histoire, la beauté a-t-elle sauvé quiconque de quoi que ce soit ? Ennobli, exalté, oui. Mais qui a été sauvé ? 

Il existe, toutefois, une certaine particularité dans l'essence même de la beauté et dans la nature même de l'art : la conviction profonde qu'entraîne une vraie oeuvre d'art est absolument irréfutable, et elle contraint même le coeur le plus hostile à se soumettre. On peut parfaitement composer un discours politique apparemment bien fait, écrire un article convaincant, concevoir un programme social ou un système philosophique, en partant d'une erreur ou d'un mensonge. (Dans ce cas, ce qui est caché ou déformé n'apparaît pas immédiatement. 


Un discours, un article ou un programme exactement contraire et un système philosophique construit d'une façon entièrement différente rallieront l'opposition. Et ils sont tout aussi bien construits, tout aussi convaincants. Ce qui explique à la fois la confiance et la défiance qu'ils provoquent. )

Mais une oeuvre d'art porte en soi sa propre confirmation. Si la pensée est artificielle ou exagérée, elle ne supporte pas d'être portée en images. Tout s'écroule, semble pâle et terne, et ne convainc personne. En revanche, les oeuvres d'art qui ont cherché la vérité profonde et nous la présentent comme une force vivante s'emparent de nous et s'imposent à nous, et personne, jamais, même dans les âges à venir, ne pourra les réfuter. 

Ainsi cette ancienne trinité que composent la vérité, la bonté et la beauté n'est peut-être pas simplement une formule vide et flétrie, comme nous le pensions aux jours de notre jeunesse présomptueuse et matérialiste. Si les cimes de ces trois arbres convergent, comme le soutiennent les humanistes, mais si les deux troncs trop ostensibles et trop droits que sont la vérité et la bonté sont écrasés, coupés, étouffés, alors peut-être surgira le fantastique, l'imprévisible, l'inattendu, et les branches de l'arbre de beauté perceront et s'épanouiront exactement au même endroit et rempliront ainsi la mission des trois à la fois. 

Alors, la remarque dé Dostoïevski « La beauté sauvera le monde » ne serait plus une phrase en l'air, mais une prophétie. Après tout, il est vrai qu'il eut des illuminations fantastiques. Et, dans ce cas, l'art, la littérature peuvent vraiment contribuer à sauver notre monde.

(…) On nous dira : que peut la littérature contre la ruée sauvage de la violence ? Mais n'oublions pas que la violence ne vit pas seule, qu'elle est incapable de vivre seule : elle est intimement associée, par le plus étroit des liens naturels, au mensonge. La violence trouve son seul refuge dans le mensonge, et le mensonge son seul soutien dans la violence. Tout homme qui a choisi la violence comme moyen doit inexorablement choisir le mensonge comme règle. 

Au début, la violence agit à ciel ouvert, et même avec orgueil. Mais, dès qu'elle se renforce, qu'elle est fermement établie, elle sent l'air se raréfier autour d'elle et elle ne peut survivre sans pénétrer dans un brouillard de mensonges, les déguisant sous des paroles doucereuses. Elle ne tranche pas toujours, pas forcément, les gorges ; le plus souvent, elle exige seulement un acte d'allégeance au mensonge, une complicité. 

Et le simple acte de courage d'un homme simple est de refuser le mensonge. Que le monde s'y adonne, qu'il en fasse même sa loi - mais sans moi. 

Les écrivains et les artistes peuvent faire davantage. Ils peuvent vaincre le mensonge. Dans le combat contre le mensonge, l'art a toujours gagné, et il gagnera toujours, ouvertement, irréfutablement, dans le monde entier. Le mensonge peut résister à beaucoup de choses. Pas à l'art. 

Et dès que le mensonge sera confondu, la violence apparaîtra dans sa nudité et dans sa laideur. Et la violence, alors, s'effondrera. 

C'est pourquoi, mes amis, je pense que nous pouvons aider le monde en cette heure brûlante. Non en nous donnant pour excuse de ne pas être armés, non en nous adonnant à une vie futile, mais en partant en guerre. 

Les Russes aiment les proverbes qui ont trait à la vérité. Ceux-ci expriment de façon constante et parfois frappante la dure expérience de leur pays : « Une parole de vérité pèse plus que le monde entier. » 

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